Keith Carlyle avance d'un pas lent et troublé. Il tient par la main ses deux enfants. À sa droite, Sélune, le visage tourné vers la mer. À sa gauche, Hélios, les yeux rivés sur le sable. À leur suite, un membre du service de sécurité de la Maison Lycaeus, aux aguets. La tendre progéniture de la famille Carlyle semble insouciante, comme à ses premiers jours, ayant visiblement oublié la dureté des événements endurés lors de la réception donnée par la Maison Varykino. Le père, lui, arbore un faciès marqué par un subtil mélange entre colère et inquiétude. D'aucuns savent que le manoir des Carlyle est désormais sous étroite surveillance. Les rumeurs dans la capitale de Seirithan vont bon train sur l'ambiance maritale depuis que Dame Salistra s'est vue offrir un congé hors des méandres de la cour. « Elle est imbuvable. » aurait même osé proférer l'une de ses servantes dans un pub miteux des bas quartiers. Le Docteur Carlyle profite d'un instant de répit avec ses deux enfants, laissant son épouse volontairement cloîtrée dans leur demeure. Le quatuor avance doucement sur un bord de mer.

La plage est une enclave naturelle protégée par des falaises rocheuses, offrant un havre de calme dans le tumulte habituel de Lykos. Les vagues y sont douces, leurs mouvements lents caressant le rivage de sable gris, parsemé de galets polis par le temps. L'eau, d'un bleu profond, est claire près du bord, laissant entrevoir de petites créatures marines qui s’aventurent parfois en bordure. Le silence y est seulement troublé par le souffle apaisant de la mer et le cri lointain des oiseaux qui survolent les falaises. Les habitants de Seirithan y viennent pour un moment de répit, loin des tempêtes et du tumulte de la ville.

Keith inspire longuement, ferme les yeux et capte les embruns venus se déposer sur son visage soucieux. Il s'accroupit un instant, attire le regard de ses enfants vers l'océan et se laisse aller à quelque élan philosophique. Après tout, la vie est une science et une poésie dont la beauté ne demande pas d'âge pour être comprise et admirée.

« Vous voyez les enfants. L'eau est l'essence même de la vie, une force primordiale qui façonne le monde et nourrit chaque être vivant. Elle est à la fois fluide et insaisissable, omniprésente mais intangible. Son mouvement perpétuel rappelle le flux de l'existence : tout naît, tout change, tout finit par se fondre dans le grand cycle du vivant. L'eau est humble, se laissant guider par les courbes de la terre, mais elle est aussi invincible, sculptant les montagnes et brisant les rochers au fil du temps. Elle est le berceau de la vie, portant en elle la mémoire des origines, chaque goutte reliant les océans à notre propre sang.

Sans elle, le monde serait silence et poussière. L'eau nourrit, purifie, apaise, mais elle est aussi une épreuve, une force à respecter et à craindre. À la fois douce et terrible, elle nous rappelle notre fragilité et notre dépendance à la nature. L'eau ne connaît ni frontière ni barrière ; elle circule, libre, comme la vérité. Dans son calme comme dans sa tempête, elle nous enseigne que la vie est faite de mouvements et d'adaptations. Et c'est peut-être là sa plus grande leçon : accepter de couler avec le courant, tout en gardant notre essence intacte. »

Sélune et Hélios, bien que jeunes, semblent être profondément affectés par les paroles de leur père, chacun réagissant selon sa propre sensibilité.

Sélune, tournée vers la mer, toujours fascinée par les vagues et le vaste horizon, écoute attentivement le discours de Keith. Son visage reste concentré, absorbé par les concepts que son père partage, même si elle ne les comprend pas entièrement. En réponse, elle plisse légèrement les yeux, comme si elle essayait de percevoir quelque chose au-delà du visible. Puis, dans un murmure plein de curiosité, elle s'approche de lui en prenant une poignée de sable humide dans ses mains :

« Alors... est-ce que ça veut dire qu'elle se souvient de nous ? Qu'elle se souvient des bateaux et des poissons qui nagent dedans, ou des gouttes qui tombent du ciel ? »

Elle regarde les vagues avec sérieux, comme si elle cherchait des réponses dans leur mouvement, sa petite main relâchant le sable qui file entre ses doigts. De son côté, Hélios, plus discret et réfléchi, garde les yeux baissés, fixant le sable. Le jeune garçon semble absorbé dans ses pensées, triturant machinalement un petit galet qu'il a ramassé. Après quelques secondes de silence, il relève la tête vers son père, visiblement touché par ses mots, mais d'une manière plus pragmatique :

« Mais... si l’eau peut tout casser, papa... pourquoi elle fait du bien aussi ? Est-ce que... est-ce que c’est elle qui décide quand elle est gentille ou quand elle est pas gentille ? »

Il dit cela avec une certaine inquiétude dans la voix, serrant son petit galet dans sa main, cherchant à comprendre cette dualité entre la douceur et la puissance de l'eau. C'était presque à se demander s'il parlait de la mer ... ou de sa mère.

Keith pose un regard tendre et sage sur sa fille et tend la paume de sa main droite pour y laisser choir les grains de sable humides qu'elle relâche doucement. Il semble étonné par la profondeur de la question de Sélune, d'autant plus que sa dernière thèse scientifique porte sur l'Effet Mnémonique de l'Eau. Bien sûr, il ne souhaite pas l'accabler d'un discours intensif et rudement scientifique. Son désir est de retranscrire une vision poétique de la nature, tout en nourrissant sa curiosité.

« C’est une belle question, Sélune. Oui, en un sens, l’eau se souvient. Pas comme toi et moi, pas avec des mots ou des images, mais à sa manière, elle garde la trace de tout ce qu’elle touche. Les vagues qui caressent ce rivage ont voyagé à travers le monde entier, portées par les courants, traversant des mers, des rivières et des pluies. Chaque goutte a vécu des milliers de vies. Elle se souvient de la chaleur du soleil qui l’a élevée vers le ciel, du poids des nuages qui l’ont transportée, et des montagnes qu’elle a sculptées au fil du temps. Alors oui, peut-être que cette eau qui touche tes pieds aujourd’hui se souvient d’un bateau, d’un poisson, ou d’une pluie d’autrefois. Mais ce qu’elle nous apprend surtout, c’est que tout est connecté, que nous faisons tous partie de ce grand cycle. L’eau, les êtres vivants, les souvenirs… rien ne disparaît vraiment, tout se transforme et continue d’exister d’une manière ou d’une autre. Et peut-être qu’un jour, cette même goutte qui caresse aujourd’hui tes pieds reviendra te visiter, ou continuera son voyage vers un autre endroit du monde. Elle se souviendra de toi, et de ce moment. »

Il marque un moment de silence, l'observant de ses yeux gris-bleu pensifs.

Le docteur Carlyle porte ensuite son attention sur Hélios et son approche plus terre-à-terre de la dualité de l'eau et surtout cette association à une figure plus humaine. Il comprend que son fils a besoin d'être rassuré d'une manière moins simpliste, il se baisse alors davantage à son niveau et plonge ses yeux dans les siens, et d'un ton doux mais empreint d'une certaine gravité, il lui répond :

« Tu as raison, Hélios, l’eau peut être à la fois douce et violente. Elle peut nous donner la vie, mais aussi la reprendre. C’est une force que nous ne pouvons ni contrôler, ni dompter. Mais l’eau ne choisit pas d’être gentille ou méchante. Elle suit simplement son chemin, obéissant aux lois de la nature, comme le vent ou les étoiles. Parfois, elle est calme, paisible, et nous pouvons y trouver du réconfort. Mais d’autres fois, elle est déchaînée, et elle peut nous effrayer. Cela ne veut pas dire qu’elle est mauvaise. Elle est simplement elle-même. C’est un peu comme les émotions que l’on ressent. Parfois on est en paix, parfois on est en colère ou triste. Mais aucune de ces émotions n’est mauvaise. Elles font toutes partie de qui nous sommes, comme les vagues font partie de la mer. Ce que l’eau nous enseigne, Hélios, c’est qu’il faut apprendre à la respecter et à la comprendre, même quand elle nous effraie. Elle nous montre que la vie est pleine de moments calmes et de tempêtes. Mais à travers tout ça, nous devons rester nous-mêmes, comme une pierre qui garde sa forme, peu importe les vagues qui la touchent. »

Il pose doucement sa main sur celle d'Hélios qui serre le galet, le regardant avec bienveillance.

Hélios fronce les sourcils en écoutant les paroles de son père, son visage reflétant à la fois la confusion et la peur d’un enfant qui comprend plus qu’on ne le pense.

« Papa, pourquoi toi et maman, vous vous faites mal avec des mots ? Pourquoi vous n'êtes pas gentils comme avant ? Moi, j'veux que vous soyez heureux... comme avant. Moi aussi, j’peux être une pierre ! »

Il montre fièrement le petit galet qu’il tient dans sa main, comme s’il espérait que cela suffirait à éloigner les tempêtes de la maison. Sélune ne dit rien avant un moment, puis regarde son père avec de grands yeux humides, la petite voix tremblante d'émotion.

« C'est ma faute. Si j'avais été plus sage à Moenia, peut-être que... »

Elle détourne le regard, serrant un peu plus fort la main de son père, comme si elle cherchait un ancrage dans cet océan de doutes qui la submerge.

Une larme salée quitte l'orbite du scientifique et coule lentement sur son visage, le temps d'un instant, ralentie presque figée. L'émotion est puissante, dévastatrice même. Un raz-de-marée menace de submerger l'homme accroupi proche de ses deux enfants. Mais tel un roc indestructible et immuable face aux fracas des torrents, il se contient. Il n'y a en ce moment pas de chose plus importante que de préserver leur innocence et d'apaiser leurs tourments. Tout en maintenant fermement la main de sa fille bien-aimée, Keith amène Sélune et Hélios dans le foyer réconfortant de ses bras puissants et paternels. D'un simple geste, il irradie une chaleur douce comme celle de leur foyer. Son ton est sincère, bienveillant et sage.

« Les enfants. Votre mère et moi sommes pour le moment en phase de désaccord. Et vous n'y êtes absolument pour rien. Vous savez, le mariage est un voyage tumultueux, comme un navire défiant les vagues et les tempêtes. Et il arrive que les navigateurs ne s'entendent pas sur la marche à suivre pour affronter les affres de l'océan. Il arrive que ces divergences d'opinion causent de grands fracas, car tu as raison Hélios, les mots peuvent blesser. Pour autant, cette période troublée ne signifie en aucun cas que nous oublions le lien qui nous unit. C'est ce même lien qui nous pousse à trouver la meilleure façon de l'honorer. Nous ne sommes pas malheureux, parce que nous avons la chance de vous avoir vous. Sélune, tu es une splendide jeune fille. Tu es calme, sage et réfléchie. Et tu n'as jamais fait quoique ce soit qui puisse te mettre en faute. Hélios, je sais toute la force qui s'éveille en toi et nous sommes si reconnaissants d'avoir un garçon aussi sensible et courageux. »

Keith marque une pause, le temps d'embrasser tendrement le front de chacun de ses enfants.

« Les enfants, ne doutez jamais de la fierté que nous avons d'être vos parents et ne doutez jamais de l'amour que nous vous portons. Je suis sincèrement désolé que vous ayez à vivre cela. Et j'espère de tout cœur que votre mère et moi pourrons trouver un terrain d'entente et faire refleurir le jardin apaisant qu'est notre demeure. Ce qu'il nous arrive est un coup dur de l'existence, nous faisons face à un danger, vous devez en être conscient. Mais n'ayez pas peur, car même si cela engendre des disputes, votre mère et moi faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous protéger. Et il en sera ainsi jusqu'à ce que le vent se lève. Ensemble, la famille Carlyle est forte, indissociable. C'est un diamant uniforme et indétronable. Je vous aime. »

Salistra arrive sur la plage accompagnée de la nourrice des enfants. Sa démarche est plus apaisée, sa posture moins rigide que lors de leurs derniers échanges. Lorsqu’elle s'approche de ses enfants, un sourire adoucit ses traits. Sélune et Hélios, reconnaissant leur mère, se détachent des bras de Keith pour courir vers elle, réclamant des câlins avec une excitation presque palpable. Salistra les accueille avec chaleur, s’accroupissant pour les prendre dans ses bras. Elle les serre contre elle, posant un baiser sur le front de chacun.

« Que diriez-vous de construire un immense château de sable avec Rachel ? » Elle jette un coup d'œil à la nourrice, qui se tient à côté, prête à accompagner les enfants. « Je vais parler un peu avec papa, et ensuite je viendrai vous aider, d’accord ? »

Après quelques échanges rapides et rassurants, Sélune et Hélios, rassurés et souriants, partent main dans la main avec leur nourrice, discutant déjà avec enthousiasme du type de château qu'ils vont créer. Les enfants gèrent les émotions comme les vagues vont et viennent. Salistra reste un moment à les regarder s’éloigner, le regard empreint d’une tendresse sincère. Puis elle se tourne vers Keith, reprenant lentement sa contenance, comme si elle se préparait à traverser un champ de mines. Elle s'approche de lui, mais garde une certaine distance physique, ses gestes prudents. Elle ne veut pas que cette conversation dégénère en une autre dispute, surtout pas après la violente confrontation qu'ils ont eue sur la question de partir avec les enfants sur le Chapitre.

« Comment vont-ils ? » Sa voix est douce, presque incertaine, comme si elle pesait chaque mot. Elle croise les bras sur sa poitrine, geste défensif, mais ses yeux cherchent dans ceux de Keith une compréhension, un espoir, quelque chose qui pourrait l’aider à recoller les morceaux épars de leur famille éclatée.

Keith relâche délicatement l'étreinte sur ses enfants et les laisse rejoindre leur mère. Il les observe tous trois, calme, tentant de cacher au mieux l'inquiétude qui le ronge. Mais il sait que de toute manière son épouse l'a « enregistré », et qu'il ne peut rien lui cacher.

Une fois que Sélune et Hélios s'en vont avec leur nourrice, le scientifique se blinde à l'approche de Salistra. Lui aussi souhaite préserver les enfants, mais aussi son couple. Il prend une grande inspiration, l'air salé imprégnant ses narines.

« Ils vont bien. Ils sont forts. Mais leur stupéfiante clairvoyance les plonge dans le trouble et la culpabilité. » Keith a le regard plongé dans celui de sa femme. Il semble prêt à y mettre du sien, à apaiser son âme pour le bien de leur petite tribu autrefois si solide. Mais certaines de ses cellules sont en proie à la terreur. Ses yeux gris-bleu reluisent mais son visage est cadenacé.

Salistra observe Keith, ses gestes et sa posture demeurent mesurés, toujours parfaitement sous contrôle. Elle observe les enfants qui s'éloignent avec la nourrice, mais elle reste sur ses gardes en présence de Keith.

« Je sais que c’est difficile pour vous ... » Sa voix est douce, presque en murmure. Elle maîtrise ses mots avec soin comme d'autres manies les lames, évitant de provoquer une nouvelle tension. « Mais nous devons penser à l’avenir de nos enfants, en particulier de Sélune. »

Elle fait une pause, évaluant la réaction de Keith, avant de continuer, prudemment.

« Une Révérende Mère arrivera sous peu, directement du Chapitre. Elle souhaite évaluer Sélune pour une potentielle formation. Je sais que l’idée de les voir partir vous ronge, mais je ne peux ignorer ce qui est le mieux pour eux, » Elle le regarde fixement, sondant ses yeux. « Après ce qui est arrivé, Sélune doit apprendre ce qui lui sera nécessaire pour survivre et mener à bien son rôle dans l'univers. Cela serait un gâchis de ne pas lui donner l’opportunité d’être formée. »

Un silence s'installe, où l’on peut entendre l’océan derrière eux. Salistra attend la réponse de Keith.