[RP FERME] De l'art de faire bonne chère | Clôturé

[Yiajmhat]

* * *

— Ce totem n'est un secret pour personne : la fouine, rétorque Tamara du tac-au-tac non sans un soupir exagérément dépité.

Portant à son tour une cuiller de bouillon salé à ses lèvres, sa surface se ridule du souffle délicat qu'elle y instille avant de pouvoir y goûter avec prudence. Dread pioche une pincée de lanières de chou mariné saupoudré de graines de sésame grillées et agite lentement la pointe de ses baguettes en sauce au-dessus de son assiette afin d'illustrer son prochain propos d'un air professoral.

— Rah, tu sais que je te taquine, mais tu as l'air de t'entendre avec et je trouve ça bien. Que tu te fasses des amis sur Lykos. Parce que mine de rien, ça riait bien entre vous, ajoute-t-elle sur un chuchotis faussement secret renforçant ce minois de souris. Et Irfan a une foulure. Rien de grave à priori, mais il va avoir besoin de repos. De toute façon, il m'en veut.

Le nez aussitôt piqué vers ses plats tout juste entamés, le sujet contrarie la botaniste assurément responsable — tout du moins de moitié — de l'accident ayant abîmé la cheville du jeune vothian. Désormais taiseuse, elle sépare peau et chair de son beignet juteux avec une précision tactique afin de profiter du festin issu de ses propres mains. La belle rouquine aux tortillons orangés pince ses lèvres fines d'une mine désolée et tâche de faire dévier une fois de plus la conversation.

— Keverghin n'a pas tout-à-fait tort, si tu parviens à te trouver de la compagnie autrement que dans le cadre de ton travail, c'est une très bonne voie d'insertion. As-tu des projets que tu aimerais concrétiser ou des passe-temps que tu voudrais partager avec quelqu'un ?

D'un panier dissimulé derrière le bras de la propriétaire de l'appartement, celle-ci s'empare d'un petit pain vapeur fumant comme une locomotive qu'elle place sur une serviette au creux de sa main afin de le servir à la Musicienne. Son index tendu lui indique tacitement que cette boule de pâte blanche vaporeuse est encore brûlante, quand bien même cela se repère sans le moindre doute.

[Encres Nomades]

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— Je sais, Dread, que-... Tu ne fais pas ça par méchanceté. C'est juste que-... !

Fourchette et couteau s'affrontent dans un jeu d'estocs discrets. Le cliquetis arythmique attise le souvenir de cette matinée en demi-teinte. Un souvenir qui revient charger son esprit du fardeau d'un étrange sentiment d'inachevé alors même que ses iris échouent sur les contours blafards de ce poignet que la mâle patte du maître d'armes s'était arrogé le droit de tourmenter par la fermeté ardente de son toucher. Le sourcil froncé, elle a presque l'impression de ressentir l'étreinte fantôme de ces doigts bruns, gouachés d'arabesques noirâtres, sur le derme en l'instant picoré de chair de poule. Ses narines s'épatent, expulsent un souffle tremblé, aux effluves mécontents.

— … Je ne crois pas que nous-... Pouvons être amis. Il y a quelque chose, chez lui, qui-... Me met mal à l'aise. Enfin, c'est confus.

Partager un passe-temps avec quelqu'un. Quelque chose avec quelqu'un. Un dilemme qui, suite à sa confidence mi-figue mi-raisin, l'afflige d'un mutisme éloquent, tant l'introspection se veut complexifiée par son inexpérience de l'entregent. Le cordial réservé de ses rapports à autrui s'était toujours limité au caractère particulier de son statut, et ce depuis le berceau, puis plus tard au seul périmètre exigent de ses activités artistiques. Quant à la toxicité éprouvée dans le tourment exclusif d'une liaison à la trame révolue, cela avait échaudé sa psyché troublée et ne l'encourageait guère, à ce jour, à tâtonner favorablement en direction d'un potentiel parti.

Au terme de sa réflexion qui a isolé l'exilée de l'entourage attentif de ses hôtesses, Siltaar s'émeut d'un coup de menton négatif. Abruptement sombre, elle fronce les sourcils, le nez baissé au-dessus de son bol fumant.

— Je n'y ai jamais songé, pour être-... Honnête. Je n'en sais rien. Peut-être-... Que je ne le veux pas vraiment.

[Yiajmhat]

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Tante et nièce échangent un éloquent coup d'œil un brin soucieux, Dread redoutant d'avoir peut-être poussé une amie chère dans les serres d'un homme mal intentionné qu'elle avait, finalement, mal lu. La cuiller bombée d'une bulle de jus fumant se suspend à mi-chemin de sa bouche et retourne libérer sa fragrance dans l'océan qu'elle quittait tout juste, le geste avorté. La senestre s'élève à son tour pour triturer nerveusement le plumeau raide à l'extrémité de l'une de ses habituelles nattes aile-de-corbeau, l'expression oscillant entre perplexité et doute.

— ... Mal à l'aise ? Mince, je n'aurais jamais imaginé qu'il soit aussi-... Enfin-... Je sais que je n'arrive pas vraiment à trouver un angle d'attaque avec lui mais il me semblait que vous auriez quelques points en commun. Désolée...

N'avait-elle pas usé son quota d'erreurs à commettre pour la journée ? La botaniste prend soin de jouer pensivement de son couvert dans le bouillon encore chaud et d'y dessiner quelques typhons éphémères. Tamara constate impuissamment le voile de contrariété dont la chappe couvre le dîner pourtant si bien parti et avale une grande goulée d'air.

— Je comprends. Si cela ne te manque pas, c'est que tu y trouves ton compte et que tu sais apprécier la solitude. C'est un atout rare, à mon sens ! Mais c'est peut-être ce qui te donne toute cette créativité. Une pause. Que dirais-tu de revenir faire une petite performance au Bláthanna Tae un soir, si le cœur et le temps t'en disent ? Quelque chose en petit comité bien sûr, comme avant.

Penchée sur son repas, Tammy croque le chou cru au sésame prudemment pour ne pas salir son habit traditionnel, déviant une fois de plus la conversation vers un point plus réconfortant pour son invitée de dernière minute.

[Encres Nomades]

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— Non, Dread. conteste aussitôt Siltaar, surprenant l'échange préoccupé entre Tamara et sa nièce, et réalisant dans un sursaut embarrassé la méprise de la botaniste sur ce qu'elle a vainement tenté de traduire. Redressant le linteau un brin voûté de ses épaules, l'Artiste dépose ses couverts de chaque côté de son assiette et plonge ses mains entre ses genoux serrés. Pas mal à l'aise dans le sens péjoratif. Ce ne serait pas juste-... De le rendre responsable d'un défaut de jugement-... Qui ne regarde que moi. Je me suis mal exprimée. L'attitude de cet homme est irréprochable. Elle marque un temps, déglutissant l'amer de sa salive. Nous avons même-... Quelque terrain d'entente. Simplement, j'ignore comment-... Interpréter, avec des mots simples, ce que je ressens.

Le silence, pesant, s'immisce au cœur de la trinité féminine. Dans un soupir aux effluves navrés, Siltaar poursuit son repas, s'attardant à terminer la salade de chou émincé, émaillé de ses graines de sésame torréfié avant de terminer les dernières bouchées de son beignet farci. La dérive amorcée par la propriétaire des lieux sur un sujet plus familier apaise les élans contrariés de son cœur.

— Ce serait avec plaisir, Tamara. répond-elle, sincère. Je devrai toutefois en informer dame Lycaeus.

[Yiajmhat]

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Aussi abattue qu'elle ne peut être exubérante, Dread relève le minois lorsque sa jeune amie revient sur les termes maladroits qui caractérisèrent son étrange rencontre d'avec le réfugié au teint cuivré. Une expression de soulagement relâche aussitôt les traits tendus de la botaniste qui souffle ce que ces mots rassurants lui évoquent. Portant une paume à son front comme de crainte qu'elle n'ait attrapé une fièvre fulgurante, elle s'évente ensuite d'une main aplanie lorsqu'un petit rire à l'inflexion nerveuse lui échappe finalement.

— Bon sang, j'ai vraiment cru t'avoir envoyée dans un guet-apens avec un type bizarre, ne me refais plus ça ! s'exclame-t-elle tout en empoignant un verre d'eau qu'elle déleste d'une bonne lampée. Cette mésaise, je te parie que ce sont les prémices d'une relation fougueuse, ouuh... !

Et aussi vite que son humeur se voila d'une grisaille propre aux cieux ayant pesé sur leurs têtes tout le long de cette journée, cette maladresse d'en lever le pesant couvercle pour lui insuffler de nouveau cette espièglerie indécrottable. Sa tante elle-même se voit allégée du poids de ce malentendu, abattant consciencieusement ses paupières sur les iris tilleul qui s'étaient étreints d'une sourde anxiété. La seconde réponse de son jeune visiteur s'adresse à elle et répond par la positive à la proposition qu'elle lui fit précédemment de sortir un peu de ses cours pour enfants et autres réceptions mondaines.

— Bien entendu, je n'espère pas doubler l'héritière de madame la Marquise. Il ne me faudra qu'une petite semaine pour préparer le salon et inviter les clients les plus à même d'apprécier ce que tu fais dès que tu me notifieras ta disponibilité.
— Et en parlant d'art-... renchérit Dread en dressant ses baguettes en l'air comme à chaque fois qu'elle requiert l'attention de l'assemblée. ... Que pensez-vous de mon festin de marquis ? J'ai toutes mes chances dans leurs cuisines, non ?

Rieuse, une graine de sésame brunie s'est même permise de s'accrocher à la commissure de ses lèvres, têtue.

[Encres Nomades]

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— Entendu, Tamara. Je vous tiens au courant.

Tout aussi soulagée que son amie, la Musicienne ne peut étouffer les notes perlées qu'une discrète hilarité vient semer sur la partition de ce concert à trois voix. Et de secouer la tête sur une expression de résignation amusée face à la contre-attaque facétieuse de ce lutin des montagnes qui jamais ne s'avoue vaincue lorsqu'il s'agit d'affaires galantes. Les pommettes nivéennes de l'Artiste jouent même les traîtresses, s'enhardissant à vouloir donner raison à la fantasque asiatique, leur tertre hiémal ainsi gouaché d'un parasite vermillon. Le trouble, lui, est toujours présent, opiniâtre, imprégnant chaque fibre de son être, à l'instar du ver confortablement installé dans le fruit.

— Impossible. Tu es impossible. conclut l'exilée, l'estomac s'ébrouant dans son sac de nœuds, cependant qu'elle considère le peu de reliefs ornementant encore assiette et bol près desquels elle abandonne ses couverts. Vois par toi-même. J'ai fait honneur à ta cuisine.

Notant l’affront de cette graine de sésame coincée à la pliure de la bouche de la chipie, elle s'égare d'un rire renouvelé auquel Tamara se joint.

[Yiajmhat]

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Tamara se satisfait de l'accord passé et, tout sourire, parachève son repas en portant à ses lèvres le rebord incurvé de son assiette creuse pour en siroter le bouillon salé. Le ton considérablement allégé de ce dîner houleux a largement contribué à raviver l'appétit de la botaniste qui engloutit presque précipitamment ce qu'il subsiste de sa purée de pommes de terre et de choux, grattant le fond du ramequin de la pointe de sa cuillère. Les récipients se vident à la mesure du concerto de cuillérées et coups de baguettes se jouant sur la scène de ce festin copieux, ce qui ne manque pas de faire honneur au commis de cuisine affecté à sa préparation et qui s'éponge les lèvres au recoin d'une serviette propre.

— Hm ! Je vois ça, je suis peut-être impossible, mais tu as un estomac sans fond et c'est bien pour m'arranger. Nous sommes faites pour nous entendre, plaisante la jeune asiatique qui glisse de son siège l'ayant rehaussée de plusieurs centimètres pour mieux empiler les couverts les uns sur les autres.
— Cela faisait bien longtemps que nous n'avions pas profité de ta visite. Ne manque pas de t'inviter à ta guise lorsque je ne suis pas en bas, il me plaît toujours de te recevoir chez moi Siltaar, rajoute Tamara empreinte de la douceur qui la caractérise.

Toutes deux s'affairent sans précipitation à superposer leurs verres, et trier fourchettes et bâtonnets de céramique afin les disposer proprement du côté de cette longue table faisant face à l'évier. L'instant de sérénité sans percussions après cette tempête de cliquetis creux révèle toutefois l'averse battant la vitre épaisse dans la noirceur nocturne. L'orage ne gronde pas encore, mais le ciel en pleurs n'a de cesse d'imposer ses larmes aux littoraux lykéens ayant ployé le genou devant les bourrasques porteuses de cumulus au ventre gavé d'eau. Remarquant cela, la tante de Dread se redresse à son tour de son siège et va pour s'absenter momentanément du recoin de cette cuisine ouverte.

— Il a l'air de beaucoup pleuvoir, laisse-moi te prêter un parapluie, ne va pas imbiber ton vêtement d'ici à rejoindre tes quartiers... lui annonce-t-elle, maternelle.
— Roh, c'est bon, tu n'es pas en sucre non plus... maugrée Dread non sans souffler une pulsion hilare. J'ai l'impression d'avoir une deuxième mère avec elle des fois.

[Encres Nomades]

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— Je viendrai volontiers, Tamara. Et cette fois-ci, je promets-... De ne pas attendre six mois.

Ce petit monde remis au diapason de cordiales dispositions, Siltaar n'hésite pas à offrir son aide lorsqu'il est temps de débarrasser la table bien que Dread et sa tante ne lui en laisse guère l'opportunité. N'est-elle pas leur invitée, après tout ? Ainsi, dans l'attente, la Musicienne furète au-delà de l'orée de ce coin de cuisine pour renouer avec les éléments d'un décor raffiné, dont chaque objet sert de maillon à la trame de cette famille attachée aux traditions de leur lune-patrie. Sur le toit et contre les vitres, la pluie bat la mesure de son impatience après s'être retenue, tout le jour, de semer son grain sur la cité lykéenne. Alors que sonne l'heure d'une séparation temporaire, Siltaar décroche sa noire mante de la patère prévue à cet effet.

— J'apprécie le geste. remercie la jeune femme lorsque Tamara s'approche pour lui placer le parapluie entre les mains, avec une autorité toute maternelle. Observant tante et nièce à tour de rôle, elle incline le front pour les saluer. Merci pour cet-... Intermède bienvenu. Et ce repas. Prenez soin de vous, et veillez bien l'une sur l'autre.

Escortée jusqu'à la porte d'entrée dont le battant s'ouvre sur le nocturne lacéré de cordelières aqueuses, Siltaar les considère une dernière fois, un fin sourire rehaussant les coins de ses lèvres, avant de s'échapper. Un cliquetis métallique escorte l'ouverture de la corolle protectrice tandis que sa silhouette disparaît, l'écho de sa foulée percutant momentanément l'obscurité que repousse, à intervalles réguliers, un cordeau de lampadaires.

[FIN]